PROLOGUE
Œil pour œil
Jude
C’était la fin de l’hiver. La fin d’un hiver glacial et sombre. Une nuit de février. Une nuit parfaite. Je roulais doucement, très doucement, derrière la fille enceinte. Elle avait un très gros ventre. Je la suivais. J’avais éteint mes phares et je prenais garde de ne pas faire gronder le moteur de ma voiture. Je maintenais juste assez de pression sur l’accélérateur pour l’empêcher de caler. Je devais me montrer extrêmement prudent. Si elle se retournait, les vitres teintées du véhicule l’empêcheraient de me reconnaître, mais si j’étais encore en vie aujourd’hui, c’est parce qu’en toute occasion, j’avais su éviter les risques inutiles. Et je ne voulais pas qu’elle sache qu’elle avait de la compagnie. Pas encore.
Elle portait avec peine deux gros sacs de courses. Son pas était lent et lourd, ses épaules accablées. J’ai plissé les yeux. Perséphone Mira Hadley. La Prima qui avait eu l’effet d’une tornade dans la vie de ma famille, ne laissant après son passage que mort et désolation.
Sephy Hadley, responsable de la mort de mon frère, Callum McGrégor.
Sephy qui, ce soir, allait payer.
Œil pour œil, dent pour dent. Une vie pour une vie, une mort pour une mort. C’était la base. C’était simple.
J’ai appuyé sur le bouton pour baisser ma vitre, qui a émis un très léger sifflement. L’air glacial m’a caressé le visage. C’était bon. Le froid ne me dérangeait pas, au contraire. La température et le temps s’accordaient parfaitement à mon humeur, à mon insatiable soif de vengeance. J’attendais ce moment depuis des semaines et j’avais l’intention d’en savourer chaque seconde. Je ne sais pas qui a affirmé que la vengeance est un plat qui se mange froid, mais il savait de quoi il parlait. Un Nihil, sans doute. J’avais dû me montrer patient, très patient, mais l’instant dont je rêvais depuis la mort de mon frère était enfin arrivé.
Sephy s’est arrêtée devant un immeuble qui avait connu de meilleurs jours, et qui n’en connaîtrait pas beaucoup de pires. Elle a grimpé les marches de pierre, puis a posé ses sacs à ses pieds en prenant garde de plier les genoux et pas le dos. J’ai observé l’immeuble délabré. Le quartier était principalement habité par des Nihils. Les Primas qui vivaient là étaient rares et, pour la plupart, c’étaient des soi-disant libéraux ou des va-nu-pieds, de toute façon trop pauvres pour vivre ailleurs. Je me suis demandé une nouvelle fois pourquoi Sephy s’était installée dans un endroit aussi miteux au lieu de vivre dans la grande maison familiale comme la petite princesse gâtée qu’elle était. Je ne voyais qu’une raison. Son père et sa mère l’avaient jetée dehors en découvrant sa grossesse.
En découvrant sa grossesse, ou en découvrant qu’elle était enceinte d’un Nihil ? Les Primas n’ont pas intérêt à se mélanger avec des Nihils, à moins de chercher les ennuis. Surtout quand ils s’appellent Hadley. La carrière du père de Sephy n’avait pas tant souffert de son divorce et il était même sur le point d’être désigné chef de son parti aux prochaines élections internes. Comment s’en était-il tiré ? En jouant la bonne vieille carte du politicien : celle du « eux et nous ».
Comment c’était déjà, son dernier discours à la télé ?
« Tous les gens sensés de ce pays s’inquiètent, avec raison, du flot d’immigrants illégaux qui franchissent chaque jour nos frontières. »
(Là, bien sûr, on voyait en arrière-plan des pauvres Nihils entassés sur un minuscule voilier sur le point de couler.)
« Avec la meilleure volonté du monde, nous ne pouvons pas accueillir tous les déshérités de la planète. Nous n ‘avons ni assez de place, ni assez de ressources. La criminalité augmente (une image d’un Nihil en train de se battre, appréhendé et menotté par deux policiers primas), les listes d’attente pour les logements sociaux sont interminables alors que les immigrants illégaux sont traités en priorité et obtiennent ces logements en premier. C’en est trop ! Au gouvernement nous sommes prêts à endiguer... et bla bla bla... ! »
Dans le genre j’attise la haine entre Nihils et Primas, on trouvait difficilement mieux. Je lui tirais mon chapeau. Le juste équilibre d’indignation et d’images fortes, le « flot » de Nihils illégaux, l’inquiétude de tous les gens « sensés » du pays, le bon vieux « si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous ». Rien de mieux qu’une bonne dose de haine raciale pour faire marcher l’économie.
Le père de Sephy. Je le haïssais presque autant que Sephy elle-même. La haine... quel mot ridiculement faible. Tellement loin de ce que je ressentais pour Sephy. Il n’était ni assez puissant, ni assez profond pour exprimer mes sentiments envers la meurtrière de mon frère.
— Dépêche-toi ! ai-je articulé silencieusement, alors que Sephy fouillait dans une des immenses poches de son manteau à la recherche de sa clé.
Ça lui a pris du temps. Elle a enfin ouvert la porte, soulevé de nouveau ses sacs de courses et disparu à l’intérieur de l’immeuble. J’imagine que ça ne doit pas être facile de se pencher avec un ventre comme un ballon de plage. Je me suis garé face à l’immeuble et j’ai coupé le moteur au moment où Sephy refermait la porte. J’ai vérifié les alentours dans mes rétros. Parfait. Tout se passait bien. Je n’avais attiré aucune curiosité déplacée. En fait, la rue était presque déserte. J’ai de nouveau observé l’immeuble. Je savais que Sephy vivait au premier étage. Je connaissais le numéro de son appartement. Je connaissais ses habitudes, celles du jour et celles de la nuit. Je savais presque tout sur elle. Après qu’elle a assassiné mon frère, son père la faisait accompagner partout par des gardes du corps. Mais ça n’avait pas duré plus d’un mois. Elle avait emménagé dans cet appartement, la semaine où elle avait tué mon frère. Mes camarades de la Milice de libération et moi-même avions passé beaucoup de temps à établir son emploi du temps et celui de ses proches. Nous ne sommes peut-être pas nombreux, mais nous sommes parfaitement organisés. La police et le gouvernement le savent très bien.
Sephy ne va pas tarder à l’apprendre.
Une minute plus tard, une de ses fenêtres s’est éclairée, comme un chat paresseux qui n’ouvrirait qu’un œil. Sephy était chez elle. Seule. Sa silhouette est passée devant la fenêtre. Elle a tiré les rideaux.
Avait-elle regardé dans ma direction ?
Reprends-toi, Jude. Elle ne sait même pas que tu es là. Elle ne sait pas si tu es mort ou vivant. Elle ne peut pas te voir. Ne perds pas les pédales. Pas maintenant.
Je te regarde, Perséphone Hadley. Je suis en bas de chez toi et je te regarde. Plus tard, cette nuit, quand le moment sera venu, je te rendrai une petite visite. Perséphone Hadley. Dix- huit ans. Enceinte de six mois. Celle qui a tué mon frère. Celle dont les mains sont couvertes du sang de mon frère.
Perséphone Hadley.
Celle qui va mourir cette nuit.
Minerva
— Sephy, où étais-tu ?
J’ai frissonné. L’appartement de Sephy n’était pas tellement plus chaud que le hall de son immeuble. Je l’avais attendue devant sa porte pendant des heures, à me geler les fesses et à subir les regards des autres locataires.
— Comment tu es entrée dans l’immeuble ? m’a demandé Sephy en fermant ses rideaux.
— Je me suis glissée à l’intérieur au moment où un autre résident sortait.
En réalité, je n’étais pas sûre que Sephy me laisserait entrer si je me contentais de sonner à l’interphone. En arrivant directement chez elle, j’avais plus de chances de ne pas me faire jeter. Mais je n’avais pas prévu qu’elle ne serait pas là. Ni que la nuit serait aussi froide. Alors, je m’étais postée devant sa porte, assise sur le paillasson, emmitouflée dans mon manteau.
Le palier du premier étage était sombre et lugubre. Apparemment, personne n’avait pensé à installer une ampoule de plus de quarante watts pour l’éclairer mieux. Dans la semi- obscurité, les murs semblaient vert boue, ce qui expliquait peut-être pourquoi on ne s’était pas donné la peine de mettre une lumière plus forte. Mais même dans le noir, on sentait les odeurs d’humidité et de moisi. Sephy est enfin arrivée. Quand elle m’a vue, elle n’a pas dit un mot. Elle a ouvert la porte, laissé tomber ses sacs sur le canapé et elle a commencé à fermer tous les rideaux. Je ne pouvais pas dire qu’elle m’avait accueillie à bras ouverts, mais elle ne m’avait pas non plus mise à la porte. Du moins, pas encore.
— Je t’attends depuis une heure. T’étais où ?
Je regrettais déjà mon ton plaintif.
Sephy m’a jeté un regard froid.
— J’étais partie faire les courses, ça ne se voit pas ?
Intérieurement, j’ai poussé un soupir. Je n’avais pas vraiment prévu de me disputer avec Sephy une minute après avoir mis les pieds chez elle. J’ai réessayé :
— Tu ne devrais pas porter des sacs si lourds dans ton état.
— Je ne peux pas me nourrir d’air, Minnie, m’a rétorqué Sephy en se dirigeant vers sa minuscule cuisine.
Une cuisine plus petite que ma salle de bains à la maison. L’appartement de Sephy était si exigu et si mal éclairé ! On devait se cogner les coudes en enfilant son pull-over. Comment ma sœur pouvait-elle vivre ici ? Et le quartier était plein de Nihils !
— Qu’est-ce que tu veux, Minnie ? m’a lancé Sephy.
À son ton méprisant, j’ai compris qu’elle avait deviné ce que je pensais de son appartement. J’avais sans doute fait une grimace dégoûtée. Elle a commencé à empiler des boîtes de conserve sur un plateau, devant elle.
— Nous voulions savoir comment tu allais, me suis-je lancée.
— Nous ?
— Maman et moi, ai-je répondu. Nous aimerions que tu rentres à la maison.
— Fais ci, fais pas ça, achète ce vêtement... a riposté Sephy. Non merci. Très peu pour moi.
— Nous voudrions oublier le passé, ai-je hasardé. Repartir de zéro.
Au moment où les mots ont quitté ma bouche, j’ai su que c’étaient exactement ceux que je n’aurais pas dû prononcer. Sephy m’a jeté un regard si venimeux que j’ai eu un mouvement de recul.
— Repartir de zéro, a lentement répété Sephy. Et quelle partie du passé souhaitez-vous effacer ? Le fait que mon meilleur ami était un Nihil ? Ou que mon amant était un Nihil ? Ou qu’il m’a kidnappée ? Ou que je suis enceinte de lui ? Laquelle de ces choses êtes-vous prêtes à oublier et pardonner ?
— Sephy, ce n’est pas ce que je voulais dire, je...
— Bien sûr que si ! a craché Sephy.
— Écoute, Sephy, je fais de mon mieux, laisse-moi au moins une chance.
— Pourquoi je ferais ça ?
J’ai soupiré. Sephy et moi n’avions jamais été très proches, et Dieu sait que je faisais de mon mieux pour améliorer nos relations. Mais elle refusait de faire un pas vers moi.
— Je vais t’aider à ranger, ai-je proposé en désignant les sacs.
Je les lui ai pris des mains et j’ai commencé à remplir le minuscule réfrigérateur. Vraiment minuscule. J’avais porté des bas plus hauts que ce frigo ! Les achats de Sephy consistaient en une brique de jus d’orange bon marché, un carton de deux litres de lait demi-écrémé, un petit morceau de fromage à pâte dure, une mini-quiche lorraine à faible teneur en sel, une demi-douzaine d’œufs, un sachet de salade déjà lavée (en solde) et une tranche de pain brun. L’autre sac contenait des produits ménagers. Tant mieux, parce que le réfrigérateur était plein à craquer.
— Sephy, pourquoi ne rentres-tu pas à la maison ? ai-je de nouveau essayé. Tu serais plus que la bienvenue.
— Ce n’est pas ce que vous avez dit quand vous avez appris que je portais l’enfant de Callum, a-t-elle rétorqué.
— C’était avant, maintenant c’est différent, ai-je lancé en vidant le second sac.
Sephy m’a à peine entendue. Elle s’est dirigée vers la fenêtre du salon et a entrouvert un des rideaux. Ça n’a duré qu’une fraction de seconde. Elle a jeté un coup d’œil dehors et a refermé le rideau.
— Il faut que tu partes ! Maintenant ! m’a-t-elle ordonné.
— Non. Nous voulons que tu rentres à la maison. Cette fois, Maman n’acceptera pas le moindre refus.
— Et Papa, il dit quoi ?
— On ne lui a pas demandé son avis. C’est la maison de Maman, à présent.
— Tu l’as vu depuis le divorce ?
— Une fois.
Sephy m’a regardée droit dans les yeux.
— Est-ce qu’il a parlé de moi ?
— Non, ai-je menti.
Sephy a souri. C’est tout. Elle a souri. Nous savions toutes les deux que je mentais. J’avais toujours tellement mal menti.
— Tu ne demandes pas de nouvelles de Maman ? ai-je grommelé.
— Non.
— Tu lui manques, figure-toi.
Le désespoir s’entendait dans ma voix.
— Elle est bouleversée que tu n’aies pas essayé de l’appeler.
— Je l’ai déçue, n’est-ce pas ? a lancé Sephy sérieusement. Voilà ce que je suis : une déception pour Maman, une gêne pour Papa. Et les deux pour toi.
— C’est faux... ai-je tenté.
— Arrête tes salades, m’a interrompue Sephy, repoussant mes protestations de la main. La prochaine fois que tu verras Papa, dis-lui... dis-lui... non, rien. Ça n’a pas d’importance.
— Il va venir te voir, ai-je dit tristement. Dès qu’il aura un peu de temps, dès que...
— Ça m’est égal.
Sephy a secoué la tête.
— Vous pensez tous que j’ai besoin de votre pardon, n’est- ce pas ? Vous considérez que je vous ai trompés ! Ce serait presque drôle si ça n’était pathétique.
— Sephy, tu es injuste, je...
Je me suis tue. À chaque fois, je mettais les pieds dans le plat.
— Je n’ai plus envie de discuter de tout ça, Minnie, a dit Sephy d’une voix lasse. Ça n’a plus d’importance. Plus rien n’a d’importance. Tu devrais partir. Tu n’es pas en sécurité ici.
J’ai froncé les sourcils.
— Pourquoi ?
J’ai eu un frisson.
— Parce que c’est comme ça. Va-t’en, maintenant.
— Si moi je ne suis pas en sécurité, toi non plus...
— Minnie, je t’ai demandé de partir avant qu’il soit trop tard.
Je me suis mordu la lèvre.
— Tu me fais peur, Sephy. Je ne pars pas sans toi.
— Si tu ne pars pas maintenant, tu ne pourras peut-être plus jamais partir.
— Qu’est-ce que …
Soudain, on a frappé à la porte. Une étrange expression de résignation s’est peinte sur le visage de ma sœur. J’étais glacée à présent.
— Viens ici ! m’a soufflé Sephy en se dirigeant vers la porte.
Surprise par son ton autoritaire, j’ai obéi sans ciller.
— Écoute, a-t-elle continué à voix basse, quand je vais ouvrir la porte, tu vas partir tout de suite. Sans poser de questions. Tu pars et c’est tout, d’accord ?
J’ai acquiescé. Sephy a ouvert la porte. Un Nihil qui m’était vaguement familier se tenait dans l’encadrement. Il était grand et large d’épaules. Il portait un jean sale et usé jusqu’à la corde et une veste noire munie d’au moins cinquante poches. Il avait aussi un feutre noir qui dissimulait si bien ses cheveux qu’on avait l’impression qu’il était collé sur sa tête. Je l’ai examiné, essayant de me rappeler où je l’avais déjà croisé.
— Au revoir, Minerva, m’a lancé Sephy.
Elle s’était écartée pour me laisser passer. On aurait pu couper au couteau la tension qui s’était soudain installée dans la pièce. Ou même à la petite cuiller. J’ai de nouveau regardé ma sœur, puis l’étranger.
— Au revoir, Minerva, a insisté Sephy.
— Je crois que je vais rester encore un peu...
Je n’avais absolument pas prévu de prononcer cette phrase.
— Oui, bonne idée, a reparti l’homme.
Il est entré dans la pièce et a fermé la porte derrière lui.
— Hé, vous n’avez pas le droit d’entrer comme ça chez les gens ! ai-je crié.
— J’ai tous les droits ! a-t-il riposté en levant nonchalamment lit main vers une de ses poches.
Une seconde plus tard, il a sorti la main de sa poche et ses doigts étaient crispés sur la crosse d’une arme automatique. Son index caressait la détente.
Jude
Du coup, elle a fermé sa gueule. Cette sale petite pute prima. Je ne m’attendais pas à trouver la sœur de Sephy dans l’appartement, mais c’était comme un bonus. Deux pour le prix d’une, que demandait le peuple ? Alors là, mon vieux I iadley, tu allais avoir du mal à t’en remettre. Le regard effaré et terrifié de Minerva quand elle a aperçu mon arme valait le déplacement. En revanche, j’ai été surpris par l’attitude de Sephy. Et je déteste les surprises.
Pas d’étonnement. Pas d’horreur. Pas de panique incontrôlable. Juste un regard comme je n’en avais jamais vu auparavant. Comme si elle avait été... contente. Elle ne souriait pas, mais elle était comme éclairée de l’intérieur. Je ne peux pas le décrire autrement.
J’ai serré la mâchoire. Je voulais qu’elle soit submergée par la peur et elle n’était même pas nerveuse.
C’est à ce moment que Minerva s’est mise à hurler. Cette sale petite pute !
— Ta gueule ! ai-je crié.
Mais elle a continué à pousser des cris perçants. Je n’étais pas d’humeur à lui demander de se taire deux fois de suite. J’ai levé mon arme, prêt à la descendre, mais Sephy s’est plantée devant elle et l’a giflée. Si fort que j’ai cru que la tête de Minerva allait se détacher de son cou. J’ai eu moi-même un mouvement de recul.
— Tais-toi, Minnie, sinon il te tuera, a-t-elle sifflé.
Minnie a étranglé un sanglot et s’est mordu la lèvre. Elle ressemblait à un lapin effrayé. C’est comme ça que je voulais voir Sephy. L’émotion parfaite, mais sur la mauvaise sœur.
— Laisse-la partir, Jude. Elle n’a rien à voir dans tout ça. C’est moi que tu veux, a calmement dit Sephy.
— Tu sais pourquoi je suis ici... ?
Sephy a haussé les épaules.
— Tu me suis depuis deux ou trois jours. Bien sûr que je sais pourquoi... Et je me doutais que tu agirais aujourd’hui, a-t-elle ajouté.
Elle savait que je la suivais ? Pourquoi n’avait-elle pas alerté la police ou son père ?
Mais peut-être l’avait-elle fait ?
— Toutes les deux, sur le canapé ! ai-je ordonné en me plaçant rapidement sur un côté de la porte.
Sephy m’a obéi. Minerva était toujours immobile, sidérée. Elle ne m’avait même pas entendu. Sephy l’a tirée par le bras et l’a entraînée. J’ai inspecté du regard le minuscule appartement, sans cesser de tenir Sephy et sa sœur en joue. Nous étions seuls. Mais pour combien de temps ?
— Je t’attendais ce matin, m’a dit Sephy pendant que j’inspectais les lieux.
— Alors tu te rappelles quel jour on est ?
— Comment aurais-je pu oublier ?
Je l’ai dévisagée. Une fois de plus, elle me surprenait.
— Sephy... a marmonné Minerva dans un souffle.
— Jude, laisse-la partir. Je ne te créerai aucun souci, je te le promets, a dit Sephy.
— Non, elle sait qui je suis.
J’ai regardé Minerva et j’ai réalisé que, jusqu’à cet instant précis, elle n’en avait pas été sûre.
— Jude McGrégor... s’est-elle étranglée.
Sephy a secoué la tête devant la stupidité de sa sœur. Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire. Le mouton qui avait donné sa laine pour mon pull était sans doute plus vif d’esprit.
— Sephy, qu’est-ce qu’il fait là ? Qu’est-ce qui se passe ? Est- ce que tu t’es réconciliée avec lui ?
Sephy a toisé sa sœur avec un tel mépris que je pense que si elle avait eu mon arme, elle aurait fait le boulot à ma place.
— Je suis désolée, s’est rapidement reprise Minerva. Je ne sais plus ce que je dis. Que se passe-t-il ? Pourquoi est-il ici ?
— Je lui dis ou tu t’en charges ? m’a défié Sephy.
— C’est toi la fille qui a réponse à tout. On t’écoute.
Le canon de mon arme était pointé sur son cœur et le resterait jusqu’à ce que j’aie fini mon travail.
— Jude est là pour me tuer, a dit Sephy en me fixant.
Les yeux de Minerva se sont tellement agrandis qu’on avait l’impression qu’ils emplissaient son visage.
— P... pou... pourquoi ? a bégayé Minerva. Pourquoi maintenant ?
Une fois de plus, j’ai été frappé par la différence entre les deux sœurs.
— Réponds-lui, ai-je ordonné à Sephy.
Sephy m’a observé, elle était étrangement impassible.
— Parce qu’aujourd’hui, c’est l’anniversaire de Callum.
Minerva
« Je sais un lieu appelé « le faux est vrai »
Où la nuit, le soleil éclaire les bosquets... »
J’ai regardé ma sœur, estomaquée. Elle chantait. Dans un moment pareil, elle chantait. Et en plus, elle chantait n’importe quoi. Les vraies paroles étaient : « Je connais un lieu appelé « le vrai est faux », où les oiseaux bourdonnent et où les abeilles jouent du pipeau ! » J’ai secoué la tête. Qu’est-ce qui m’arrivait ? Jude McGrégor était sur le point de nous tuer toutes les deux, ma sœur et moi, et je pensais à une stupide chansonnette de gamin. J’ai jeté un coup d’œil à Jude. Et s’il tirait juste parce que ma sœur chantait ?
— Est-ce que tu acceptes de la laisser partir ? a demandé Sephy.
— Je ne vais nulle part sans toi ! me suis-je écriée.
— Crois-moi, tu n’as aucune envie de me suivre là où je vais, m’a assuré Sephy.
J’ai ressenti une peur terrible, j’étais submergée par cette peur. Je n’avais plus peur pour Sephy mais de Sephy. Elle avait un air féroce, déterminé. J’ai compris à cet instant que je ne connaissais pas ma sœur. Je ne la connaissais pas du tout. Elle était d’un côté de la galaxie et moi de l’autre.
— Alors, Jude, a insisté Sephy, tu la laisses partir ?
— Non.
— Dans ce cas, ligote-la et mets-la dans la salle de bains, mais s’il te plaît, ne lui fais pas de mal.
— Non, a répété Jude d’un ton qui reflétait une parfaite indifférence.
Il a avancé d’un pas, l’index fermement fixé sur la détente.
— Attends, non, s’il te plaît, attends.
J’ai tendu les bras comme si j’avais ainsi le pouvoir d’arrêter les balles.
— Jude, attends. Mon père te donnera tout ce que tu veux. Une grosse somme d’argent. Ou de la publicité. Ou il relâchera des membres de la Milice de libération. Tu n’as qu’à demander.
J’étais complètement paniquée, ma voix était stridente. Je ne voulais pas mourir.
Je ne voulais pas mourir.
— Ça fait quoi quand on sait qu’on va vivre ses derniers instants sur terre ? a demandé Jude d’une voix doucereuse.
Je n’ai pas répondu. Qu’aurais-je pu répondre ?
— Maintenant, tu sais ce que mon frère a ressenti pendant qu’on lui passait la corde au cou, a poursuivi Jude. Je vais te faire souffrir comme il a souffert. Rien de trop rapide, pas de fin expéditive. Tu vas agoniser lentement. Je dois bien ça à mon frangin.
— S’il te plaît, ai-je supplié, mon père te donnera tout ce que tu veux...
— Je ne veux qu’une chose, a lentement prononcé Jude.
— Dis-le ! Dis-le, tu l’auras !
Une poussée d’adrénaline a traversé mon corps.
— Je veux que mon frère revienne. Est-ce que ton père peut faire ça ?
J’ai vomi. J’ai vomi sur mes genoux, sur le plancher. Panique, terreur, adrénaline, soulagement, déception, désespoir – le cocktail d’émotions qui bouillait en moi devait sortir d’une manière ou d’une autre. J’ai rendu mes tripes.
Sephy s’est levée.
— Où tu vas ? lui a lancé Jude.
— À la salle de bains, chercher des serviettes pour nettoyer ma sœur, a répondu Sephy sans s’arrêter.
— Tu restes où tu es !
— Sinon, tu fais quoi ? Tu me tires dessus ? C’est ce que tu vas faire de toute façon !
Sephy a continué d’avancer vers la salle de bains.
— Ne bouge plus ! a rugi Jude.
Sephy s’est arrêtée. Un pas de plus, et elle prenait une balle dans le dos.
— S’il te plaît, ai-je murmuré, Sephy, ça va, ça va, s’il te plaît, ne bouge pas.
Mais elle ne m’a même pas entendue. Elle s’est lentement tournée vers Jude.
— De quoi as-tu peur ? lui a-t-elle lancé. Je n’ai pas l’intention de fuir, ni d’appeler à l’aide ou quoi que ce soit d’aussi stupide. Il est...
Sephy a jeté un coup d’œil à sa montre.
— ... il est dix heures et demie. Puisque tu es venu si tard, je suppose que tu veux me tuer avant minuit. C’est ce que je ferais à ta place. C’est plus symbolique. Callum n’a pas atteint son anniversaire et je ne vivrai pas au-delà de cette date. Si j’étais toi, je tirerais une ou deux secondes avant minuit. Ce serait ton cadeau à Callum. Je suis sûre que tu es sensible à la justice poétique de cet acte.
Mon cœur battait si fort que j’entendais à peine les mots de Sephy. Mais j’en savais assez. Sephy savait que Jude allait la tuer. Et s’il la tuait, il me tuerait aussi. Avant ou après. D’une façon ou d’une autre, je ne verrai pas le prochain lever de soleil. Des images de toutes les choses qui allaient me manquer me sont apparues : Maman et Papa, ma maison, les glaces au chocolat, le saumon fumé, le porridge. Des tas d’autres petites choses sans importance. J’en avais l’estomac retourné. J’ai avalé ma salive. J’avais peur de vomir à nouveau. J’aurais voulu me fondre dans le canapé, disparaître jusqu’à ce que tout soit fini. Pourquoi est-ce que Sephy ne faisait rien ? Avait-elle un plan ? Elle attendait peut-être des gens. Elle essayait peut-être juste de gagner du temps. Est-ce que Jude croyait ce qu’elle venait de dire ? Sephy se tenait devant lui comme si tout ça était l’évidence même.
— Alors, si on attend la dernière minute, en quoi ça te dérange que je nettoie un peu ma sœur ?
— C’est pas la peine, a répondu Jude.
Le message était clair. Sephy a haussé les épaules et est revenue vers moi. Elle a pris un mouchoir en papier dans sa poche et me l’a tendu avant de se rasseoir. Je me suis essuyé le visage.
— Je pensais seulement nous épargner l’odeur, a dit Sephy.
— J’ai senti des odeurs plus nauséabondes, j’ai vécu des situations plus nauséabondes, a répliqué Jude.
Sephy a acquiescé sombrement :
— Je n’en doute pas.
Je ne pouvais pas en entendre plus. Je me suis mise à pleurer. Des sanglots étouffés que j’essayais de contrôler de toutes mes forces. Jude pouvait nous tuer à tout moment. Il nous restait peut-être une minute, ou soixante, à vivre mais le compte à rebours avait déjà commencé. Précieuses, précieuses minutes. J’ai essayé de nettoyer le vomi sur mon pantalon avec le mouchoir en papier, mais il était déjà imbibé. J’ai essuyé mes mains sur le sol, pour qu’elles ne soient pas couvertes de salissures, mais je ne pouvais pas me débarrasser de l’odeur. L’odeur aigre et chaude du vomi de pizza, de salade caesar et de gâteau au chocolat, qui me donnait envie de rendre à nouveau.
– » Je sais un lieu appelé « le faux est vrai »
Où la nuit, le soleil éclaire les bosquets...
Ma sœur a recommencé à chanter.
— ... où le bas est en haut et dedans le dehors,
Où quand tu veux chuchoter, tu cries très FOR T
Où la haine, c’est merveilleux, et l’amour c’est hideux... »
— Tu as une jolie voix, a dit Jude.
J’étais une fois de plus ébahie.
Sephy a haussé les épaules et soudain elle s’est figée.
— Callum aussi trouvait que j’avais une jolie voix, a-t-elle dit.
J’ai grimacé et j’ai mentalement maudit Sephy pour avoir mentionné le nom de Callum. Ça ne pouvait que nous faire tuer un peu plus vite. J’osais à peine respirer en attendant la réaction de Jude, mais il est resté là, son arme pointée sur le cœur de Sephy, à la regarder sans ciller. Ce moment de silence est vite devenu oppressant et personne ne reprenait la parole.
— J’aimais Callum, tu sais, a dit Sephy tout à coup. Je l’aime toujours.
Je n’osais pas respirer.
— Tu es une Prima, mon frère est... était un Nihil. L’amour entre les Nihils et les Primas n’existe pas, a calmement objecté Jude.
— C’est drôle, un jour, Callum m’a dit la même chose.
— Tu vois.
— Et puis, il s’est aperçu qu’il avait tort. Complètement tort. Il me l’a dit aussi, a continué Sephy.
— Et quand cette soi-disant révélation a-t-elle eu lieu ? a ricané Jude.
— Dans la cabane où vous m’aviez enfermée, après m’avoir enlevée pour extorquer de l’argent à mon père, a dit Sephy.
Elle a ajouté avec un sourire délibéré :
— La nuit où il m’a dit qu’il m’aimait. La nuit où nous avons fait l’amour.
Jude s’est raidi.
— Callum t’a dit ça parce qu’il voulait te baiser, c’est tout ! Callum ne t’a jamais aimée. Tu mens !
— Non, je ne mens pas. Callum m’aimait et je l’aimais. Et mon ventre où grandit notre enfant en est la preuve.
J’ai pris une grande inspiration, autant par peur que pour remplir mes poumons d’air. Sephy essayait-elle de provoquer Jude ? Si c’était ce qu’elle voulait, elle y arrivait particulièrement bien.
— Callum ne t’aimait pas, a lâché Jude avec mépris. Il haïssait les Primas autant que moi. Pourquoi crois-tu qu’il s’est enrôlé dans la Milice de libération ?
— Désespoir ? Colère ? Peur ? Je ne sais pas, a lancé Sephy. Mais il a fini par admettre qu’il s’était trompé. Il a fini par comprendre que votre manière d’agir n’apporterait aucune amélioration. Tôt ou tard, toi et ceux de ton espèce vous réveillerez et comprendrez que deux erreurs ne font pas une chose juste.
— Ceux de mon espèce ? a grogné Jude. De quelle espèce s’agit-il ?
— Sephy, s’il te plaît, ne l’agresse pas, ai-je supplié ma sœur en posant ma main sur son bras.
Elle m’a repoussé et a repris :
— Les gens de ton espèce sont ceux qui pensent qu’ils ont le droit de tuer et blesser les autres pour obtenir ce qu’ils veulent. Ceux qui croient que la fin justifie les moyens. Ceux qui...
— Assez !
Jude s’est avancé d’un pas.
— Ceux qui sont prêts à tuer l’enfant de leur propre frère...
Jude a appuyé le canon de son arme sur le front de Sephy.
— Non... ai-je marmonné.
Un tic nerveux agitait la joue de Jude. À part ça, il était parfaitement immobile.
— Qu’est-ce qui t’arrive, Jude ? Tu es jaloux ? C’est ça ton problème ?
Un sourire éclairait le visage de Sephy. Elle semblait... presque heureuse. Extatique.
— Callum a caressé de ses mains blanches de Nihil mon corps noir de Prima... Imagine sa langue dans ma bouche, son corps contre le mien pendant qu’il murmurait sans fin à mon oreille à quel point il m’aimait, à quel point il m’adorait, que j’étais plus importante pour lui que le reste du monde... plus importante que toi... surtout plus importante que toi...
— SEPHY, NON... ai-je hurlé.
Jude a pressé la détente.
Jude
Mon flingue s’est enrayé. Je n’arrivais pas à y croire. Il ne m’avait jamais fait ça. Mon cœur battait si vite qu’on aurait dit un bolide lancé à pleine vitesse. Je respirais si fort que ma poitrine se soulevait au rythme de pistons emballés. Je n’arrivais pas à croire que Sephy avait réussi à me faire à ce point perdre mon self-control. Je suis un soldat de la Milice de libération. Un soldat entraîné. J’ai subi des interrogatoires menés par des experts, qui n’ont jamais rien pu tirer de moi, mais Sephy était parvenue à me faire sortir de mes gonds avec quelques mots choisis. Je la haïssais avant, mais à présent ma haine était multipliée par dix, par cent.
J’avais laissé mon doigt sur la détente, prêt à appuyer de nouveau... à tirer, tirer, jusqu’à ne plus avoir de balles. Mais cette stupide petite pute de Minerva s’est jetée sur moi, comme dans un feuilleton télé à l’eau de rose, et a essayé de détourner ma main. Moins d’une seconde plus tard, Sephy s’était levée à son tour. Minerva hurlait, pleurait et luttait pour maintenir mon bras dirigé vers le plafond, mais j’étais beaucoup plus fort qu’elle. J’allais m’occuper d’elle d’abord, de Sephy tout de suite après. Je m’attendais à ce que Sephy aide sa sœur, mais une fois de plus, elle m’a surpris. Elle tirait sa sœur en arrière. Elle n’a d’ailleurs eu aucun mal à l’obliger à reculer parce que Minerva ne s’y attendait pas.
Sephy a jeté sa sœur sur le canapé et s’est campée devant moi.
— Vas-y, Jude, m’a-t-elle demandé, vas-y. Qu’est-ce que tu attends ? TUE-MOI !
Et j’étais sur le point de le faire. À deux doigts. Mais ma tête a repris le contrôle. J’avais enfin compris. Quand Sephy affirmait ne pas. vouloir s’échapper ou appeler à l’aide, elle ne mentait pas.
— Tu veux que je te descende, hein ? C’est ça ?
Ébahi, je n’arrivais toujours pas à y croire.
— Tu me suis depuis des jours. J’aurais pu te dénoncer ou te faire arrêter n’importe quand. Mais je ne l’ai pas fait. Nous avons les mêmes envies, Jude, alors vas-y !
— Sephy, non... a murmuré sa sœur sous le choc.
— Tais-toi, tu m’entends ! Tais-toi ! a crié Sephy à sa sœur. Je ne veux pas de toi ici. Je ne veux personne de ma soi-disant famille auprès de moi. Je vous déteste tous et vous êtes trop stupides pour le comprendre. Je ne vous pardonnerai jamais la manière dont vous nous avez traités, Callum et moi. Vous l’avez laissé mourir... Et je suis pire que vous, j’aurais pu... j’aurais pu le sauver ! Mais je ne l’ai pas fait. Je n’ai pas pu. Et je ne veux plus vivre avec cette idée.
Sephy a enfoui son visage dans ses mains et son corps a été pris de soubresauts. Elle est tombée à genoux. Son corps entier était secoué de sanglots et d’angoisse. J’ai baissé mon arme et je l’ai regardée. Nous étions tous là, silencieux, comme des acteurs qui auraient oublié leur texte.
Sephy a levé son visage baigné de larmes vers moi.
— Alors, vas-y, Jude McGrégor, a-t-elle prononcé d’une voix redevenue calme. Tu le dois à ton frère et tu me fais une faveur. Considère que c’est un coup de grâce (en français dans le texte) le seul acte de pitié de ta misérable vie.
— Sephy, tu oublies ton enfant, est intervenue Minerva.
Sa voix m’a fait sursauter. J’avais oublié sa présence.
— Ton enfant a besoin de toi, a-t-elle continué. Et c’est l’enfant de Callum aussi.
— C’est son enfant, mais ce n’est pas lui ! Est-ce que tu ne comprends pas ça ? J’aurais pu sauver Callum si j’avais accepté de me faire avorter. Papa m’a proposé ce marché, mais je n’ai pas pu...
— Ton père t’a proposé quoi ?
Mon sang s’était figé dans mes veines.
— Papa n’aurait jamais fait ça, a protesté Minerva. Tu dois te tromper, tu as mal compris...
— Minerva, grandis ! a lancé Sephy. D’une manière ou d’une autre, Papa nous a tous sacrifiés pour arriver au sommet. Est- ce que tu ne t’en es pas encore rendu compte ?
Minerva n’arrivait peut-être pas à y croire, mais moi si. Kamal Hadley aurait pu sauver mon frère, mais il avait proposé un ignoble marché : son petit-fils contre Callum. Il était aussi responsable de la mort de Callum que Sephy.
— Tu as donc laissé mourir mon frère, ai-je sifflé.
— Oui.
Sephy a levé le menton pour me regarder en face.
— Alors fais ce pour quoi tu es venu et qu’on n’en parle plus !
— Non, Jude, ne l’écoute pas ! a crié Minerva. Elle ne sait pas ce qu’elle dit. Sephy et Callum avaient le choix mais pas leur enfant. Sephy devait choisir l’enfant, c’était lui la priorité.
— Son enfant plutôt que mon frère ?
— Callum et moi n’avons jamais été très amis, mais je le connaissais assez bien pour savoir qu’il aurait voulu que son enfant vive, a murmuré Minerva d’une voix craintive. Et Sephy porte en elle ton neveu ou ta nièce. Tu penses vraiment que tuer l’enfant de Callum t’aidera à te sentir mieux ?
— Je ne fais pas ça pour moi, ai-je répondu.
— Pour qui alors ?
Si Minerva pensait éveiller en moi un quelconque sentiment de honte, elle était loin du compte. Des bons sentiments, je n’en avais pas.
— Écoute, Jude, a-t-elle repris. Tuer Sephy ne te ramènera pas Callum. Il ne reposera pas plus en paix dans sa tombe. Cet acte ne servira à personne.
— Tu ne sais même pas de quoi tu parles !
— C’est vrai ! a rétorqué Minerva. Tu accuses Sephy d’être responsable de la mort de ton frère et tu cries vengeance. C’est pour toi que tu veux tuer Sephy, pour te sentir mieux, aie au moins l’honnêteté de le reconnaître.
— Tu crois que c’est à ça que sert la Milice de libération ? À nous aider à nous sentir mieux ?
Minerva m’a regardé mais, sagement, n’a pas répondu.
— Vas-y, alors, puisque tu sais tout, ai-je continué, puisque tu sais ce que je ressens et ce que je pense, explique-moi pourquoi je me suis engagé dans la milice ?
Silence.
— Réponds ! ai-je rugi.
— Pour quelle raison rejoint-on un groupe terroriste... a-t-elle commencé.
— Nous ne sommes pas des terroristes ! Nous sommes des combattants de la liberté !
— Ce qui est bon pour l’un est un poison pour l’autre, a jeté Minerva d’une voix cinglante. Vous posez des bombes et vous tuez des innocents...
— Et combien de Nihils sont tués chaque jour par l’oppression prima ? Combien d’entre nous meurent physiquement et mentalement par la faute de votre système injuste ? Mais tant que ça ne vous touche pas directement, c’est comme si ça n’existait pas. Vous ne nous écoutez pas quand nous essayons de vous faire entendre ce que nous ressentons. Nous sommes obligés de crier et de crier fort.
— Poser des bombes et tuer des innocents, c’est votre façon de crier ? a demandé Minerva.
— Ça attire votre attention.
— Et ça vous prive de notre sympathie.
— On s’en tape de votre putain de sympathie, ai-je rugi. Nous, ce qu’on veut, c’est l’égalité, nous voulons les mêmes droits et les mêmes libertés que les Primas ! Allez vous faire foutre avec votre sympathie !
— Ma sœur n’est pas ton ennemie, a repris Minerva. Elle a essayé d’aider Callum. Elle a dit à tous ceux qui voulaient l’entendre qu’il était innocent.
— Si elle n’avait pas existé, mon frère serait encore en vie. Elle l’a assassiné.
— Il a été pendu...
— Si elle lui avait fichu la paix, Callum l’aurait oubliée et ne se serait pas fait prendre ; il serait en vie aujourd’hui.
Minerva n’avait rien à répondre à ça.
— Arrêtez de discuter ! Jude, fais ce que tu as à faire, m’a demandé Sephy d’une voix lasse.
— Sephy, non, a crié Minerva. Pense à ton enfant !
— Je ne pense à rien d’autre ! a hurlé Sephy. Et à chaque seconde qui passe, je déteste un peu plus ce bébé qui grandit en moi. Ce bébé qui vit, alors que Callum est mort !
Minerva a secoué la tête.
— Tu n’as pas le droit de dire ça...
Sephy s’est relevée.
— Minnie, fiche-moi la paix ! Tu as toujours détesté Callum, alors pourquoi tu te préoccupes de moi et de cet enfant, maintenant ?
— Tu es injuste, je...
— Taisez-vous toutes les deux ! ai-je ordonné.
J’en avais assez. J’avais besoin de rassembler mes idées.
J’étais venu dans le but de tuer Sephy et à présent, je n’étais plus sûr de rien. Pourquoi ? Parce qu’elle voulait mourir. Si je la descendais, je lui rendais service. Et ce n’était pas tout à fait le but recherché. Mais que décider, alors ?
Sephy me regardait.
— Tu ne vas pas le faire, c’est ça ? Tu ne vas pas le faire...
Elle s’est mise à crier.
— Pourquoi ? Tu te dégonfles ? Est-ce que ça t’aiderait si je me mettais à genoux devant toi et que je te suppliais. Ou alors je pourrais te supplier de me laisser la vie sauve. C’est ce que tu veux ?
— Sephy, tais-toi ! l’a rembarrée Minerva.
— C’est ça, Jude, a insisté Sephy. Tu veux que tes victimes soient désespérées et suppliantes. Je peux, si tu veux, je peux.
Minerva s’est placée devant sa sœur.
— Si tu veux tuer quelqu’un, a-t-elle dit, je suis en face de toi. Mais tu ne blesseras ni ma sœur, ni son bébé. Je jure sur la tombe de Callum que tu ne feras pas ça.
Et à ce moment, cette stupide Prima s’est jetée vers la porte en criant de toutes ses forces. Alors j’ai fait ce que j’avais à faire. J’ai levé mon arme et j’ai appuyé sur la détente. Cette fois, mon revolver ne s’est pas enrayé.
Minerva est lourdement tombée par terre. Elle s’est recroquevillée, puis immobilisée.
Minerva
— Minerva ! Minnie, parle-moi !
J’ai doucement ouvert les yeux. J’avais si froid. Pourquoi avais-je si froid ? Le visage de Sephy était au-dessus de moi et ses yeux étaient pleins de larmes. Elle avait posé ma tête sur ses genoux. Et derrière elle... Jude. Debout. Tout à coup, tout m’est revenu. Il y avait eu un bruit sec, comme une porte que l’on claque. Et une douleur avait broyé mon épaule, comme si une petite boule avait explosé sous ma peau.
— Seph...
J’ai essayé de parler mais mes lèvres semblaient collées l’une à l’autre. Gelées elles aussi. Pourquoi faisait-il si froid ? Très précautionneusement, Sephy a bougé ma tête et l’a reposée sur la moquette avant de se redresser.
— Espèce de salaud ! Meurtrier ! a-t-elle crié.
— Si j’avais voulu tuer ta sœur, elle serait morte, a-t-il répliqué.
— Et tu vas la tuer ?
— Non.
— Tu vas me tuer, moi ?
— Non. Ce n’est plus la peine. Regarde-toi : ton père t’a jetée dehors et tu as l’air d’avoir cent ans. Je pense que tu souffriras davantage si je te laisse la vie sauve.
— Mon père ne m’a pas jetée à la porte. C’est moi qui suis partie. Je ne veux plus rien avoir à faire avec ma famille.
— Mais bien sûr, a raillé Jude.
J’ai essayé d’ouvrir la bouche pour dire à Jude que ma sœur ne mentait pas, mais ma langue n’a pas réussi à former les mots. J’ai essayé de m’asseoir, mais une douleur m’a transpercée et je suis retombée sur le sol. Et tout à coup, la douleur a cessé et j’ai eu froid de nouveau.
— Si tu ne veux pas nous tuer, a dit Sephy, s’il te plaît, laisse- moi appeler une ambulance.
— Qui t’en empêche ? a lâché Jude.
Les yeux mi-clos, j’ai regardé Sephy se diriger d’un pas lourd vers le téléphone. Elle a posé sa main sur le combiné et a hésité.
— Vas-y, l’a encouragée Jude. Personne ici ne le fera pour toi. Nous les Nihils, on s’occupe de nos propres affaires. On aura au moins appris ça de vous les Primas.
— Je voulais qu’on me fiche la paix, c’est pour ça que j’ai emménagé ici, a dit Sephy.
— Si tu le dis.
— Oui, je le dis, a affirmé Sephy avant d’ajouter : tu vois, je savais que tu viendrais.
Jude et Sephy se sont regardés. Je saignais, j’allais peut-être mourir et ils m’avaient oubliée.
— Allez, vas-y, appelle ton ambulance, a enfin craché Jude.
Sephy a composé le numéro du service d’urgence. Elle s’est tournée vers moi et m’a adressé un sourire qui se voulait rassurant. Puis elle a parlé dans le téléphone. Mais je ne l’entendais pas et sa voix me semblait de plus en plus lointaine. La pièce s’effaçait. J’étais en train de mourir. La dernière chose que j’ai vue, c’est Jude qui s’approchait de ma sœur, son arme à la main. J’ai voulu crier, la prévenir, mais mes yeux se sont fermés...
Jude
Minerva ne me causerait plus de souci. Elle était hors jeu, mais elle survivrait. J’avais vu assez de blessures par balle dans ma vie pour savoir que celle-ci n’était pas fatale. J’ai attendu que Sephy raccroche avant de poser le canon de mon arme sur sa tempe. Elle s’est immobilisée .
— Tu as peut-être envie de mourir, Perséphone Hadley, mais malgré tes beaux discours, tu ne te fiches pas de ta sœur. Et puis, tu peux essayer de me convaincre du contraire, mais tu ne te fiches pas du tout du bébé qui pousse en toi.
J’ai baissé mon arme et à la place, j’ai posé mes lèvres sur la tempe de Sephy. Je lui ai murmuré d’une voix mielleuse :
— C’est comme ça que je vais me venger de toi. J’utiliserai ton enfant.
— Si tu touches à un cheveu de cet enfant, je te tue. Je te jure que je te tue, a sifflé Sephy entre ses dents.
Elle s’est reculée et m’a jeté un regard féroce de lionne.
— Tiens, tu n’es pas si différente de moi, on dirait, ai-je souri. Et tu n’as finalement pas tant envie de mourir.
— Jude, laisse mon enfant tranquille ! Je te préviens...
J’ai souri, j’avais déjà une nouvelle idée.
— Je vais te pourrir la vie. La tienne et celle de tous ceux que tu aimes. Et ton gosse m’y aidera.
Au loin, j’entendais les hurlements des sirènes qui se rapprochaient. J’ai regardé Sephy. Et enfin, j’ai obtenu ce pour quoi j’étais venu. Enfin, Sephy avait peur. Elle était terrifiée. Elle tremblait de la tête aux pieds. Oui, j’avais un plan. Un plan magnifique. Ça me prendrait du temps, j’allais devoir me montrer patient. Plus patient que je ne l’avais jamais été. Mais ça fonctionnerait. Et mon frère Callum serait enfin vengé.
— Laisse-nous, laisse-nous tranquilles, a murmuré Sephy.
J’ai réenclenché la sécurité de mon revolver, que j’ai glissé dans ma poche. J’ai posé ma main sur le ventre de Sephy. Elle a tressailli, mais n’a pas reculé. J’ai senti un mouvement sous ma paume. Le bébé bougeait.
— On se retrouvera, Sephy, l’ai-je prévenue. Toi et ton enfant.
Et j’ai quitté l’appartement au moment où les sirènes poussaient leur cri sous les fenêtres de Sephy.